Redécouvrez cet article de Florian du 20 mai 2013 à l’occasion de la nouvelle série de concerts Final Symphony à Tokyo et Aarhus.
Cela fait bientôt quatre ans, depuis en fait les premières représentations de Symphonic Fantasies en septembre 2009, qu’on le sait : chaque rendez-vous qui nous est donné par Thomas Böcker et son équipe des studios Merregnon est incontournable pour tout amateur de musique de jeu vidéo digne de ce nom (voyez donc nos comptes-rendus de leurs deux dernières créations, Symphonic Odysseys et East Meets West). Richesse exceptionnelle des programmes musicaux, communion extraordinaire avec les artistes : chacun de ces concerts témoigne d’une passion sans borne pour le jeu vidéo et ses musiques, et est l’assurance de passer une soirée mémorable. Et que l’on se rassure immédiatement : si cette année, les organisateurs ont décidé de bousculer leurs habitudes en délaissant l’orchestre de la WDR de Cologne au profit de l’Orchestre Symphonique de Wuppertal, cette tradition au moins n’aura pas été rompue : on aura passé une soirée absolument magique. Peut-être même encore plus que d’habitude.
Prière de ne pas applaudir entre les mouvements
Dès l’annonce du concert il y a près d’un an, nous savions que l’ambition artistique de celui-ci serait immense, encore bien au-delà de tout ce que l’on avait pu voir avant. Il faut dire : le fait qu’il se concentre sur seulement trois jeux nous confirmait déjà que nous entendrions des suites longues, rentrant en profondeur dans les musiques des jeux et utilisant des mélodies rarement voire jamais entendues en concert. Par ailleurs, la ville industrielle de Wuppertal a beau ne pas être des plus séduisantes qui soient, son Historische Stadthalle est un écrin somptueux, tant sur le plan esthétique qu’acoustique, qui évoque bien plus volontiers les soirées de gala de prestige que les concerts pop. Le dernier indice enfin fut livré avec la révélation du programme. Un poème symphonique, un concerto pour piano en trois mouvements, une symphonie en trois mouvements : bien plus que lors des précédents concerts, la forme et la terminologie employées sont, sans équivoque, celles d’un concert classique. Le message est donc clair : la musique de jeu vidéo ayant désormais incontestablement acquis sa légitimité dans les salles de concert, il s’agit désormais de la faire entrer dans la cour des grands.
Comme à l’habitude, la soirée débute par une ouverture composée spécialement pour l’occasion par Jonne Valtonen. Un long crescendo brumeux, suivi d’un appel glorieux des cuivres puis d’une mélodie guillerette entamée avec plein de légèreté par les violons : cette introduction sonne comme un doux réveil sous un soleil matinal radieux. De quoi galvaniser le public en vue d’un spectacle qui s’annonce sous les meilleurs auspices.
Pourtant, la première pièce interprétée rompt brutalement avec cette joyeuse insouciance. Ce poème symphonique inspirée de Final Fantasy VI, intitulé Born with the Gift of Magic (« Née avec le don de la magie »), débute avec les accents graves et dramatiques de l’ouverture de l’Opéra. Mais très vite, voilà que l’arrangeur Roger Wanamo y entremêle une multitude d’autres mélodies. Ici, chaque motif musical est un personnage de la vaste histoire qui nous est racontée : celle de Tina Branford, la magicienne élevée comme un simple instrument de guerre, à la recherche de sa liberté et de son identité. Le thème de Tina est donc le fil rouge de la suite. Au fil des rencontres de l’héroïne, il se retrouve ainsi métamorphosé, fusionné avec d’autres thèmes, plongé dans une foule d’ambiances différentes, du grotesque inquiétant du thème de Kefka à l’urgence du thème de combat, en passant par le mystère calme d’« Esper World ». Les contrepoints se fondent les uns dans les autres avec une fluidité stupéfiante, nous faisant vivre en à peine vingt minutes toutes les émotions d’une véritable épopée. Émotions qui trouvent leur apogée dans le grandiose final du poème : le mouvement final de « Dancing Mad » n’a jamais été aussi poignant, aussi sombre, que dans cette somptueuse reprise par les seuls altos, contrebasses et violoncelles ; dans un absolu contraste, le thème de Tina n’a en revanche jamais été aussi lumineux et éclatant, trouvant enfin ici l’orchestration glorieuse qu’on rêvait d’en entendre depuis tant d’années.
Le concert se poursuit avec le concerto pour piano Final Fantasy X, arrangé par Masashi Hamauzu et orchestré par Roger Wanamo. Dès le début du premier mouvement, intitulé Zanarkand, on reconnaît instantanément le style inimitable du compositeur japonais : douces harmonies aux légères couleurs jazzy et ostinatos aériens construisent un délicat accompagnement à ce qui est probablement la mélodie la plus célèbre de Uematsu. De nombreux et superbes solos, ceux du piano bien sûr, mais aussi en provenance de l’orchestre (violon, violoncelle, hautbois…), émaillent la partition, lui conférant une fragilité absolument désarmante (citons une reprise de « Besaid » d’une magnifique douceur). Le pianiste Benyamin Nuss, devenu collaborateur régulier d’Hamauzu, survole l’orchestre avec une extraordinaire légèreté, nous enveloppant avec beaucoup de tendresse dans l’univers sonore si personnel du compositeur.
Le second mouvement, Inori (« Prière »), a bien sûr pour fil rouge l’Hymne du Priant, l’incroyable mélodie polymorphe de Uematsu. Hamauzu a déjà eu l’occasion par le passé de nous prouver comme cette mélodie pouvait l’inspirer, au travers par exemple d’une fabuleuse version Piano Collections, et ici, il en fait une nouvelle fois un véritable chef-d’oeuvre, d’une étrangeté fascinante. Quant à lui, le troisième mouvement, Kessen (« Combat »), s’avérera être le passage le moins surprenant de la soirée, puisqu’il reprend les deux (géniales) compositions d’Hamauzu Assault et Decisive Battle dans des versions finalement très proches de leurs originaux. Une déception ? Certainement pas, car ainsi orchestrées et interprétées avec brio par Wanamo et le Wuppertal Sinfonieorchester, ces compositions se parent d’une puissance et un relief saisissants. On pourrait même parler d’une révélation : on a quelque part l’impression d’entendre enfin ces musiques telles que Hamauzu les avaient originellement imaginées, dans toute leur grandeur et leur excentricité.
Born with the gift of music
Après un entracte bien nécessaire pour nous remettre de toutes ces émotions, arrive le clou du spectacle. La symphonie Final Fantasy VII en trois mouvements, signée Jonne Valtonen, est un monstre. Un monument de violence et de noirceur long de près de quarante minutes, au cours duquel aucune douleur ne nous est épargnée. Le premier mouvement, Nibelheim Incident, annonce immédiatement la couleur : l’ouverture de FFVII s’y retrouve totalement dépouillée de son héroïsme, de son souffle épique. Cloches dissonantes, modulations torturées transforment sa grandeur en une inquiétude folle, une sorte de présage de fin du monde. Quand « One-Winged Angel » s’en mêle, il subit le même traitement et devient un véritable chef-d’œuvre déstructuré : transformée ainsi, cette musique nous fait irrémédiablement penser à Bartók, à Stravinski (difficile de ne pas entendre dans son ostinato une claire référence à celui du Sacre du Printemps). Les quelques apparitions du thème de Jenova en deviennent presque des instants de répit, moins emprunt de rage et de folie destructrice. A la fin du mouvement, tous ces différents thèmes se rejoignent et se mélangent dans une authentique explosion atomique : Sephiroth est né, plus rien ne pourra l’arrêter.
Le second mouvement, Words Drowned by Fireworks (« Des mots noyés dans les feux d’artifice »), s’ouvre de façon beaucoup plus calme et sereine. Valtonen y noue l’un dans l’autre, avec un naturel prodigieux, les thèmes d’Aerith, de Cloud, de Tifa, ainsi que la mélodie qui donne son titre au mouvement, dans de superbes envolées lyriques, magnifiquement orchestrées, qui nous emportent dans un grand tourbillon romantique, tout juste agrémenté de quelques dissonances représentants les tiraillements sentimentaux de Cloud… puis tout re-bascule dans la noirceur quand le thème de Sephiroth interrompt brutalement ces instants de bonheur. En fin de mouvement, dans un bruit assourdissant, se produit l’événement-que-vous-savez, suivi d’un silence pétrifiant duquel s’échappe, à peine audible, le dernier souffle d’Aerith : une image tétanisante qui représente bien la puissance évocatrice ahurissante de l’ensemble de cette symphonie.
Comme pour le concerto, le troisième mouvement est celui du combat final. Cloud commence par rassembler son équipe, ce qui nous donne l’occasion bienvenue d’entendre des thèmes rarement (voire jamais) orchestrés, ceux de Cid et de Rouge XIII. Par la suite, le combat se déroule avec la violence qu’on lui attend, et vient conclure de façon magistrale une symphonie qui restera longtemps dans les annales de la musique de jeu, au même titre que tout le reste du programme de ce soir.
Vient ensuite le moment du rappel. Mais comment renchérir après un final aussi impressionnant ? Facile, répondent les arrangeurs : en jouant la carte du contrepied, du clin d’oeil amusé. Ainsi l’orchestre commence-t-il astucieusement à jouer le game over de Final Fantasy VII alors même que le public est encore en train d’applaudir. Par la suite, les quelques accords paisibles d’Anxious Heart sont un moyen idéal de nous faire redescendre en douceur sur Terre. Le deuxième rappel, quant à lui, nous offre un petit instant burlesque des plus charmants, reprenant le thème des Mogs de FFVI.
Saluons, pour finir cet article, l’exécution sans faille par le chef Eckehard Stier et le Wuppertal Sinfonieorchester de ces partitions complexes, qui dans leurs mains se parent de superbes contrastes et couleurs, ainsi que d’une sensibilité toujours parfaitement maîtrisée. C’est d’ailleurs par une ovation triomphale bien méritée, et accordée à l’ensemble des musiciens que le concert se conclue. Chef d’orchestre, instrumentistes, compositeurs, arrangeurs : chacun aura eu droit à son moment de gloire. Et cela fait diablement plaisir, car après tout, tous ont contribué à faire de cette soirée un événement aussi somptueux.
Et finalement, il est bien là, l’exploit de l’équipe Merregnon. Si l’ambiance extraordinaire dans la salle est bien celle qu’on retrouve pour n’importe quel concert de musique de jeu (peut-être même encore plus chaleureuse), il s’agit malgré tout bel et bien d’un véritable concert classique, de création contemporaine, fait de découverte et de dépaysement, de surprises et d’émotions nouvelles. Il n’est pas simplement affaire de nostalgie et de connivence, mais aussi et surtout de curiosité et d’ouverture. Le pari des organisateurs est relevé haut la main : oui, ces musiques exigeantes et virtuoses méritent d’être considérées comme de la musique contemporaine de grande valeur ; oui, la qualité artistique de ce concert s’est montré largement digne du prestige requis par la superbe salle et le superbe orchestre que nous avions à notre disposition ce soir. De ce point de vue, les productions Merregnon restent aujourd’hui une série de concerts unique au monde. Vivement le prochain épisode !
– Florian
Crédits photos : intuitive fotografie köln // Philippe Ramakers, via le Facebook Spielemusikkonzerte
Superbe.
J’en étais ressortie les joues rouges tellement ce concert fut une claque.