Arrivées chez nous au début des années 2000, les versions Or, Argent et Cristal de Pokémon sur Game Boy Color représentaient déjà, à leur sortie, un travail colossal. La prouesse de faire tenir deux régions dans un jeu permettait d’ores et déjà aux nombreux adeptes des premiers opus de replonger quelques années en arrière en redécouvrant avec plaisir et sous un jour nouveau les lieux et musiques qui les avaient marqués. Dix ans plus tard, sous le nom de Pokémon Version HeartGold & SoulSilver, sortait un remake pour Nintendo DS. Prenant pour parti pris de caresser la corde émotive des plus mélancoliques, tout en revendiquant une forte volonté d’innover sur le plan de la direction artistique, le jeu ne fit pas toujours l’unanimité par rapport à ce dernier choix. On ne pourrait pourtant nier ses grandes qualités musicales, témoignage des diverses époques traversées par les épisodes successifs, qui représente aussi à sa façon certains enjeux esthétiques de son temps.
Inutile de brosser ici un tableau complet de la série, car son CV prendrait vite des dimensions affolantes, et sa renommée mondiale est aujourd’hui largement admise. Si vous aviez décroché de l’actualité, sachez simplement que la franchise comprend plus d’une vingtaine de jeux principaux et que le prochain diptyque, Pokémon version Lune/Soleil, devrait sortir d’ici la fin de l’année. Généralement peu mise en avant lorsqu’il s’agit de parler du phénomène en dehors de sa sphère de fans, la musique dans Pokémon vaut pourtant largement le détour, tant par le fait qu’elle constitue un accompagnement parfaitement maîtrisé de RPG au demeurant très bien réalisés, que par son esthétique particulière qu’on retrouve difficilement ailleurs et qui a véritablement forgé son identité. La musique de ces jeux peut cependant être difficile à saisir en dehors de son contexte, quelques précisions s’imposent donc afin de bien définir ce qui fait l’intérêt de la série.
Au-delà des graphismes adorables, colorés et des scénarios simplistes, le charme des jeux Pokémon réside surtout dans une forme très particulière de nostalgie. Difficilement perceptible au milieu des nombreux moments caricaturaux, cette vision de l’enfance, liée à la notion de voyage, a pris en grande partie sa source dans la musique, à travers des bandes sonores toujours plus soignées d’un épisode à l’autre. Si les mécaniques prennent plutôt le parti des tableaux fixes sans jouer sur de grandes « interactions » au sens que l’on entend aujourd’hui de musique dont l’évolution colle de plus en plus aux pas du joueur (et bien que certaines versions telle que Noire/Blanche aient poussé le sens du détail jusqu’à associer des percussions aux fait de marcher), le travail de composition fourni dès les premiers opus est tout à fait remarquable. En effet, à travers l’évolution des supports, et en sus de mondes toujours différents à dépeindre, la musique des jeux Pokémon s’est toujours posément articulée autour de deux axes : des mélodies accrocheuses et des arrangements adaptés aux capacités sonores des consoles. De cette façon, sans chercher à tout prix à se rapprocher comme tant d’autres de la reproduction du grand orchestre (exception faites des dernières versions X/Y et Oméga Rubis/Alpha Saphir sur 3DS), les compositeurs se sont totalement adaptés aux matériaux souvent réduits et techniquement capricieux qu’ils avaient sous la main. Au final, leur écriture pour des instruments qui, à défaut d’être parfois « identifiables », fonctionnent très bien à l’écoute lorsqu’ils sont assemblés, pourrait faire l’objet d’un véritable manifeste sur les styles 8-bit à 3 voix, et ainsi de suite.
En résultent des morceaux sur lesquels il est difficile de coller une étiquette, car ils forment un style hétéroclite très éloigné de ce que l’on rencontre en général. Tour à tour proche de la joyeuse fanfare un peu chaotique (ou du défilé militaire parodique), de la pop repêchée des tréfonds du kayôkyoku voire de l’Enka, ou encore empruntant plus ou moins discrètement au jazz et à la bossa nova (retenons ici l’inclassable ambiance du sommet du Mont Couronné dans Pokémon Diamant/Perle/Platine), la musique est toujours encadrée par les deux premiers compositeurs, Junichi Masuda et Go Ichinose. Le gros du travail est cependant aujourd’hui effectué par Shôta Kageyama, qui se charge le plus souvent de la composition, mais aussi des arrangements dans le cas des remakes. Pour les versions HeartGold/SoulSilver dont nous allons parler aujourd’hui, Kitsuta Takuto et Satou Hitomi ont également apporté leur aide pour certains arrangements ou des reprises de leurs anciennes compositions, ce qui nous fait une équipe de cinq personnes pour cette seule bande-son. Ce chiffre peut sembler élevé pour un remake de RPG portable, cependant le travail effectué est d’une nature bien différente que ce qu’on a pu voir sur tous les anciens jeux Pokémon.
Faire du neuf avec de l’ancien : une mise en abîme de la nostalgie
En effet, les moyens techniques ont évolué depuis la Game Boy Color, et il était hors de question pour l’équipe de donner un simple copié-collé avec des VST différentes de l’OST originale. Avec ce premier point, qui a évidement divisé les fans, HeartGold et SoulSilver s’éloignent de tous les remakes existants, puisque Rouge Feu/Vert Feuille et même Oméga Rubis/Alpha Saphir, sortis fin 2015 n’ont pas eu l’audace musicale de ce projet et sont restés un peu trop timidement dans les pas de leurs versions initiales, l’un pour des raisons de temps, et l’autre vraisemblablement en réponse aux réactions un peu vives de certains joueurs concernant les prises de libertés dont nous parlons aujourd’hui. La prouesse accomplie ici n’est pourtant pas des moindres, puisque les compositeurs ont réussi à créer une nouvelle bande-son d’après l’ancienne, en prenant parfaitement en compte les capacités de la DS, et le tout dans un style lui-même très différent de l’opus sorti juste avant sur le même support (les versions Diamant/Perle/Platine ont en effet des sonorités plus « pop », un aspect plus « moderne » par leurs orchestrations plus ouvertement synthétiques). Ainsi, les mélodies ont été conservées, mais beaucoup ont été un peu ralenties, agrémentées d’introductions, de transitions, et d’arrangements aux antipodes de ce qu’on avait pu entendre pendant notre enfance. Dans ce savant et luxuriant échange d’instruments qui semblent dialoguer le plus naturellement du monde, on peut admirer la grande maîtrise d’orchestration des timbres Nintendo DS de l’équipe, et se souvenir en même temps des morceaux originaux avec le sentiment que s’ils avaient été composés pour cette console, ils n’auraient pu l’être que sous cette forme.
D’un autre côté, ces nouvelles versions sont un très bon moyen de se rendre compte que le fameux sentiment de nostalgie qui nous agite lorsqu’on les écoute n’est pas uniquement causé par les anciennes sonorités de la Game Boy adorée de notre enfance perdue, mais réside avant tout dans les mélodies et harmonies des morceaux. Ainsi, le thème de Ville Griotte n’émeut plus de la même façon qu’avant puisque son arrangement balancé, bien loin des arpèges et broderies régulières de la première version imposées par les contraintes techniques, met enfin l’emphase sur une partie harmonique et rythmique bien plus « jazz » au piano. Pour autant, quand il le faut, les compositeurs ne tombent pas dans la surenchère et ont su respecter la sobriété de certaines versions. Ainsi la musique d’Irisia, très proche de l’originale, ne se démarque que par quelques doublures et un détachement des voix ne les rendant que plus émouvantes par leur aspect épuré. Les arrangements restent également très simples et particulièrement respectueux des originaux en ce qui concerne toutes les musiques du continent de Kanto, car celles-ci étaient déjà à l’époque des versions revisitées de façon plus intime de celles des premiers opus. Carmin-sur-Mer, Lavanville, ou bien sûr l’éternel Bourg-Palette, les exemples sont particulièrement nombreux et parlants. L’aspect légèrement saturé des sonorités de flûtes donne au tout une couleur qui nous fait finalement remonter bien avant les années 90.
Mais un autre parti pris plus développé dans ce jeu qu’ailleurs retient également l’attention : il s’agit de plusieurs arrangements ouvertement inspirés de la culture japonaise. Si cette influence remonte aux originaux par le scénario et les personnages, les nouvelles capacités de la console ont permis un jeu de timbres plus affiné et des détours stylistiques surprenants. Au-delà des insinuations mélodiques caricaturales des premières versions, divers instruments traditionnels font leur apparition dans les arrangements, tels que le shô (orgue à bouche) ou les inévitables koto et shakuhachi qui viennent illustrer les lieux sacrés comme les tours Chétiflor et Carillon. Une composition flambant neuve de Go Ichinose vient également accompagner, dans le même ton, le combat contre Ho-oh (inspiré du phénix japonais). Si le résultat ressemble plus à un concert des Yoshida Brothers sans shamisen qu’à une cérémonie, on notera le lien entre le Phénix (Hôô) et le shô, ainsi que le témoignage du compositeur sur les difficultés qu’il a eues pour l’écrire (il souhaitait exprimer dans ce morceau la sérénité de l’oiseau sacré, sans pour autant sacrifier l’impression de puissance et de gloire qui en émane, un équilibre bien difficile à trouver). D’autres morceaux reprennent plus discrètement ces influences, comme le thème de Rosalia qui, bien qu’ayant la même mélodie qu’Irisia cité plus haut, en présente une variation hybride radicalement différente et dans laquelle les timbres changent de continent sans crier gare, provoquant à la fois surprise et ravissement.
Faire de l’ancien avec du neuf : le lecteur GB
Au-delà du travail déjà cité plus haut, un autre tour de force doit être mis en valeur, il s’agit de celui fourni par Shôta Kageyama sur le lecteur GB. Cet objet que le joueur peut récupérer à la fin du jeu, lui permet de changer les musiques d’une simple pression de bouton et de les remplacer par… leurs premières versions pour Game Boy Color. Tout d’abord, il ne s’agit toujours pas, contrairement à ce qu’on pourrait croire, d’un bête transfert depuis l’ancien système, mais d’une totale réécriture de l’intégralité des morceaux qui, bien qu’étant arrangés de façon rigoureusement identique, ont été entièrement recréés pour l’occasion. Les oreilles sensibles peuvent d’ailleurs constater quelques menues différences dans l’équilibre des voix et les vibratos, ainsi qu’une plus grande clarté du son qui vient témoigner que, s’il s’agit bien des anciennes versions, elles ne sont pas tout à fait identiques. Les nostalgiques rebutés par les prises de risques stylistiques des nouveaux arrangements peuvent donc se réinstaller confortablement en terrain connu et nettoyé pour savourer le reste de l’aventure.
Cependant le travail de Kageyama ne s’est pas arrêté là, puisqu’il a dû également faire le chemin en sens inverse, c’est-à-dire réécrire les morceaux composés pour les nouveaux lieux et événements présents dans le remake en version Game Boy. On peut de cette façon, aussi étrange que cela puisse sembler, véritablement redécouvrir les compositions faites pour DS selon une vision à l’ancienne particulièrement plaisante, puisque le compositeur a rigoureusement suivi les règles inhérentes à la console portable dans ses adaptations. Il s’est d’ailleurs expliqué sur les difficultés engendrées par ces fameuses règles dictées par les capacités techniques, particulièrement en ce qui concerne l’usage de nombreuses percussions pour DS, qui ne sont soudain plus possibles ou requièrent des trésors de bricolage. Le rendu n’en est que plus plaisant, puisque certaines pistes du pokéathlon ou le thème de la route 47 sont réellement convaincants, peut-être même plus que sous leur forme originale. Même le Terminal Mondial d’échange n’a jamais semblé aussi emballant tant les arpèges caractéristiques qui l’accompagnent apportent en dynamisme. L’exercice, aussi ardu soit-il, a donc été un succès, et Kageyama est parvenu à donner un intérêt aux vieilles compositions, y compris pour ceux qui pensaient déjà les connaître. Il a aussi prouvé au passage que la « machine à remonter le temps » stylistique peut avoir une réelle importance esthétique lorsqu’elle est bien utilisée.
Que l’on connaisse bien ou mal le monde des Pokémon, la bande-son de HeartGold & SoulSilver nous interroge tous sur la sacro-sainte vision que l’on se fait d’une œuvre originale et des enjeux liés à l’évolution technique. Si certains morceaux comme le court pot-pourri d’introduction ne nous disent pas sur quel pied danser et font un peu lever les sourcils, l’ensemble de l’œuvre est constant par sa qualité, variable par ses styles, et les amateurs de mélodies sentimentales tout comme ceux qui s’attachent plus aux thèmes de combat frénétiques y trouveront leur compte. Presque rien n’est à jeter dans cette OST massive de 270 pistes (effets musicaux compris, c’est la tradition) qui démontre encore aujourd’hui, par son double aspect actuel (DS)/rétro, que toute musique bien pensée et bien écrite trouvera toujours sa place.
Fanny
Coups de cœur :
- Caves Jumelles
Rosalia- Route 47 (version lecteur GB)
- Générique de fin