Critique : Everybody’s Gone to the Rapture

En 2012 sortait Dear Esther, premier titre commercial du studio anglais The Chinese Room, qui allait devenir la figure de proue de ce que l’on n’appelait pas encore les « walking simulators ». Ces jeux de « balade » à la première personne aux interactions ultra-minimalistes, qui font de la narration environnementale leur essence même, accordent souvent une place capitale à la musique, à qui il reviendra d’imprimer son rythme et sa couleur à cette narration. Cela n’est sans doute nulle part plus vrai que chez The Chinese Room, dont la compositrice Jessica Curry est également codirectrice créative. Trois ans plus tard, le studio arrive sur PlayStation 4 avec son second projet original, au concept toujours aussi radical, mais aux ambitions largement rehaussées. Il en va de même de son accompagnement musical.

« Leur voix est allée vers toute la terre, et leurs paroles jusqu’aux extrémités du monde. » C’est par ces mots bibliques qu’Everybody’s Gone to the Rapture vous accueille dans son univers, dans son village rural anglais étrangement désert de toute vie, où le temps semble s’être figé. Face à cette vision, le « end of the world » prononcé par la voix aérienne, éthérée, presque fantomatique de la soprano galloise Elin Manahan Thomas, paraît bien sûr désigner la fin du monde plutôt que son extrémité. Cette fin du monde qui accable les six personnages que le jeu nous propose de suivre, qui s’abat sur eux sans brutalité, mais les enferme dans leurs doutes, leurs conflits, leurs regrets.

Dès les premières notes, la musique frappe par son infinie tristesse. Elle se meut lentement, comme épuisée par la douleur, déploie des couleurs sombres. Mais elle s’exprime aussi avec beaucoup de pudeur : ses envolées lyriques sont contenues, ses sonorités sobres. Si l’on a déjà évoqué la voix magique de Manahan Thomas, tous les interprètes de cette bande son méritent nos louanges : le violon de Clio Gould est d’une bouleversante retenue, et mène un orchestre et des chœurs enregistrés avec une richesse et une subtilité remarquables. Quant à la clarinette de Nicholas Rodwell, l’élégance intime de son solo dans « The Seventh Whistler » ferait fondre les pierres en larmes. Une qualité d’interprétation qui confère une beauté confondante à la mélancolie pastorale des partitions de Jessica Curry et de son orchestrateur Jim Fowler.

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Cette mélancolie, c’est avant tout celles des personnages du jeu, dont les portraits musicaux sont les fondations de cette bande originale. Chacun des personnages principaux possède son propre thème : « All the Earth », « The Mourning Tree », « Carry Me Back to Her Arms », « A Storm Over Yaughton » et « The Pattern Calls Out » sont des hymnes élégiaques qui vont ailleurs se croiser, se mélanger, s’interpeller. L’harmonie de l’un accompagne la mélodie de l’autre, une brève évocation de celui-ci vient ponctuer le développement de celui-là… Une porosité rendue possible par l’unité stylistique de l’ensemble des compositions. On reconnaît bien sûr dans ce style l’influence toute typiquement anglaise (et assumée par la compositrice) exercée par les œuvres d’Edward Elgar, Frederick Delius ou Ralph Vaughan Williams : dans ses accents les plus évidents, cette influence se traduit par un « An Early Harvest » dont l’orchestration semble provenir directement de la Fantaisie sur « Greensleeves » de Vaughan Williams, ou encore le thème principal des Variations Enigma d’Elgar que l’on croit régulièrement entendre dans « A Storm Over Yaughton ». De façon plus diffuse, la musique tient surtout de ces compositeurs dans son écriture mélodique et épurée, qui ménage ses effets, mais également très libre et qui ne se contraint pas à la rigueur la plus absolue. Les lignes sont rêveuses, parfois rebelles, s’aventurant brièvement hors de leurs harmonies… pour toujours finir par retomber sur leurs pattes, et résoudre ces tensions avec une habileté et une justesse stupéfiantes. L’exemple le plus frappant en est sans doute « An Early Harvest », déjà mentionné plus haut.

Unité stylistique, mais également tonale, car toute la bande originale d’Everybody’s Gone to the Rapture paraît être écrite comme un long développement sur une tonalité unique, celle de do mineur. Elle paraît presque à ce titre être conçue comme une pièce musicale en un seul tenant, dont les différentes pistes ne seraient que les sections successives. En son sein, les modulations existent, mais elles sont souvent brèves, et n’éloignent pas la musique de ses accords mineurs, de ses accents résolument sombres. Un seul thème fait figure d’exception : la berceuse chorale « Clouds and Starlight », puis sa reprise orchestrale « I Hope You Find Peace », s’inscrivent dans un do majeur sans aucune ambiguïté. Ce sont des instants baignés d’une lumière douce et tamisée, poignants moments de répit au milieu de l’intense spleen du reste de cette musique.

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Le tout dernier morceau musical du jeu, « The Light We Cast », est le thème du sixième personnage. C’est le seul auquel il n’est fait aucune référence ailleurs dans la bande originale. Ne faisant intervenir qu’un chœur a cappella, à l’émotion moins affirmée, il est un point d’orgue symbolisant aussi une sérénité retrouvée dans la résignation, dans l’acceptation de l’inévitable fin. Un ultime acte de foi, un dernier bref crescendo qui vient conclure cette somptueuse apocalypse, furtive comme un songe, discrète et douce comme un murmure.

« Nous disparaissons, et nous n’avons pas peur. »

Florian

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Coups de cœur :

  • Finding the Pattern
  • The Seventh Whistler
  • Clouds and Starlight
  • The Pattern Calls Out

2 commentaires

  1. Fanny   •  

    Merci pour le lien de l’article, le point de vue est en effet très intéressant. ^^

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