Il est difficile de sortir indemne de l’expérience extrêmement sombre et oppressante procurée par Limbo. Ce jeu de plate-forme indépendant sorti sur PC, Mac, Xbox Live et PlayStation Network n’a pas juste un univers visuel obscur, mais il bénéficie aussi d’un paysage sonore captivant, conçu par le compositeur Martin Stig Andersen. Il a d’ailleurs reçu le prix du meilleur sound design de l’Academy of Interactive Arts and Sciences en 2011. Un an après la sortie du jeu, l’équipe de Playdead a choisi de publier une bande originale, un choix des plus étonnants quand on sait qu’il n’y a pas vraiment de musique dans Limbo, plutôt une ambiance sonore. Dans cette interview, Martin Stig Andersen explique les raisons qui l’ont poussé à produire un tel album et revient sur la création des sons du jeu.
Cette interview a été réalisée en anglais par Jeriaska pour le site IndieGames.com. Traduit en français par Jérémie Kermarrec pour Musica Ludi. Photo : Jeriaska. La bande originale de Limbo est disponible sur iTunes et Bandcamp.
La bande originale de Limbo a été publiée sur iTunes et Bandcamp. Qu’avez-vous pensé au départ quand vous avez décidé de faire cet album, quand on sait que les musiques du jeu sont très atmosphériques et adaptatives ?
Le plus terrible, à mon avis, c’est de devoir déjà réfléchir à une bande originale séparée pendant qu’on compose pour le jeu. Comme je ne compose pas la musique pour autre chose que le jeu, je n’aime pas trop l’idée de sortir une bande originale. En fait, dès qu’on isole le game design, la direction artistique et la musique les uns des autres, ils perdent chacun leur intérêt.
Vous pensez qu’il est absolument essentiel que les trois soient liés pour créer un jeu bien conçu ?
Oui, car quand elles sont réunies, ces trois parties forment un tout bien plus important. C’est ce que nous cherchons à créer. Mais en même temps, beaucoup de fans réclamaient [une bande originale]. Il est vrai que c’était étrange de ne pas leur permettre d’écouter le son. Certains allaient même jusqu’à enregistrer le jeu et publier leurs rips en ligne. Il y a d’ailleurs des comparaisons intéressantes sur Internet entre la bande originale et ces enregistrements non officiels.
Cette année, c’était la deuxième fois que vous faisiez une présentation à la Game Developers Conference. Qu’avez-vous essayé de transmettre de plus que la dernière fois à cette nouvelle occasion ?
L’année dernière, je suis intervenu au cours de la conférence générale, alors j’ai parlé de l’esthétique globale et de la manière dont la musique surgit de l’environnement du jeu au lieu d’être imposée de l’extérieur. Cette année, je suis intervenu dans le cadre de l’Audio Boot Camp. J’ai fait en sorte de m’orienter plus vers le côté pratique et d’expliquer certains concepts.
L’une de mes idées était de rendre le monde de Limbo silencieux en mettant très fort les bruits du garçon. Pour ne pas que ça devienne pénible, j’ai expliqué les différentes façons d’atténuer le son. J’ai démontré comment les sons étaient déclenchés dans l’éditeur de Limbo et j’ai montré le logiciel développé spécialement pour la création sonore, puis j’ai expliqué comment les deux fonctionnaient ensemble. C’était juste une manière de démystifier leur fonctionnement et de montrer que la création sonore et son intégration ne sont vraiment pas dissociables.
D’habitude, dans les jeux, la musique tourne en boucle. C’est par exemple le cas dans les menus. Avez-vous essayé de contourner cette habitude lors de la création de Limbo ?
Les sons que vous entendez sur l’écran de menu ne tournent pas du tout en boucle. Ce sont des pistes sonores séparées qui se fondent entre elles, ce qui fait que c’est toujours différent. C’est la même chose avec les bourdonnements continus. Ce sont des boucles et des progressions sonores qui vont et viennent. Ce sont les événements du jeu qui déclenchent la musique et la composition est basée là-dessus.
Avez-vous exprimé aux autres membres de l’équipe de Playdead votre envie de créer une bande originale après la sortie de Limbo ?
J’ai travaillé sur la bande originale dans leurs locaux entre le développement de Limbo et de leur nouveau projet. En termes de liberté créative, je peux faire ce que je veux. En même temps, j’aime pouvoir en discuter. Le réalisateur Arnt Jensen et moi nous inspirons beaucoup l’un l’autre. Cette synergie n’est peut-être pas très pertinente dans le cas d’une bande originale séparée, mais quand nous travaillons sur un jeu, c’est une vraie collaboration.
Êtes-vous satisfait du résultat sur la bande originale, en cela qu’elle permet d’articuler certaines qualités émotionnelles présentes dans le jeu ?
J’en suis satisfait et je ne pense pas que j’aurais pu faire mieux. Comme je l’ai dit précédemment, c’est une situation un peu étrange, car je pense vraiment que, dans une certaine mesure, la musique ne devrait pas être isolée.
L’attention apportée aux détails et à l’atmosphère sur l’album rappellent forcément les images du jeu. Vous avez disposé les différentes pistes sonores avec grand soin, ce qui s’ajoute à des compositions déjà très expressives. Avez-vous cherché à souligner tout particulièrement certains aspects de la bande originale ?
Tout est dans la tension créée entre les différents sons. Si on essayait de les réduire à des notes de piano, ce serait tout ce qu’il y a de plus banal. Ce qui fait la différence, c’est le timbre, la couleur des sons. Je serais moi-même incapable de vous dire quelles sont les notes de musique, tout simplement parce qu’il n’est pas question de ça. Plutôt que de régler moi-même les sons, je les ajustais manuellement à l’oreille afin d’atteindre ce que je voulais, que ce soit en accord ou non. Cela m’a beaucoup aidé à créer une musique irréelle, désaccordée.
Cet aspect organique un peu décalé contribue-t-il selon vous à l’atmosphère, à créer un environnement étrange et perturbant ?
C’était l’idée, et ce même pour les parties les plus aériennes. Si vous jouez une tierce majeure sur un piano accordé, ça sonnera juste. Dans ces parties de Limbo, les sons n’étaient volontairement pas en accord.
Pensez-vous que l’apparence macabre des jeux de Playdead, et notamment leur aspect dérangeant et mélancolique, vous inspirent tout particulièrement en tant que créateur sonore ?
Bien sûr. Je n’avais jamais travaillé sur un jeu auparavant et Limbo est la raison pour laquelle c’est maintenant le cas. Dès que j’ai vu le concept, j’ai eu envie de le faire. Cette fragilité, cette douceur et le fort contraste avec les éléments plus brutaux, ce sont des choses sur lesquelles j’aime travailler. J’aime aussi créer un contraste avec l’image, afin que ce ne soit pas juste sur un seul plan.
Parfois, il se produit quelque chose de terrible, mais le son juste après est joli. Cela peut donner une connotation entre plus tragique. Le garçon est confronté à plusieurs traumatismes au fil du jeu, et il faut bien un tel contraste pour éviter que le joueur ne s’y habitue.
Que pouvez-vous nous dire sur le jeu actuellement en développement chez Playdead ?
Pas grand-chose. La grosse différence, c’est qu’avec Limbo, je n’ai travaillé dessus que pendant onze mois, alors que le jeu était plus ou moins terminé. Pour le projet en cours, je suis là depuis le tout début. Donc, au lieu de n’avoir qu’un son qui réagisse au jeu, il pourra arriver que le jeu réagisse au son.
Cela a un impact sur le rythme, car le son est un signal qui marque le passage du temps. Ce rythme, ainsi que l’interruption de ce rythme, affectent la façon dont les joueurs sentiront le temps passer. Il est vraiment possible de créer une expérience fluide. Cela crée une énorme différence lors de l’intégration du son dans le jeu. Et c’est mieux comme ça.